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Ils s’intitulaient le Gouvernement mondial mais c’était un titre exagérément ambitieux et il y avait certainement des endroits de la Terre où ils ne gouvernaient rien du tout. Les conseils d’administration des grandes multinationales, par exemple.
De Paolo était un homme admirable à sa façon. Il avait fait en sorte que tout le crédit de l’arrêt de la course aux armements et de la destruction des arsenaux nucléaires allât au Gouvernement mondial mais, si vous voulez mon opinion, ce sont les gros consortiums – comme ceux qui ont construit Île Un – qui se sont finalement rendu compte que la guerre nuisait à leurs profits. Quand ils commencèrent à mettre l’embargo sur les fournitures stratégiques, le Gouvernement mondial put « persuader » les nations de renoncer à leur panoplie atomique.
Une phase nouvelle s’ouvrit alors dans laquelle les grandes nations (entendez les consortiums) utilisèrent leur puissance économique contre les petites tandis que le Gouvernement mondial, impuissant, comptait les coups. C’était une guerre planétaire, ni plus ni moins, une guerre économique et écologique où l’on faisait secrètement appel aux manipulations météorologiques et à diverses autres armes d’environnement. Pas toujours secrètement, d’ailleurs.
Nous, sur Île Un, nous étions évidemment sous la coupe des consortiums. Que cela nous plût ou non…
Cyrus S. Cobb,
enregistrements en vue
d’une autobiographie officieuse.
David, revêtu d’un peignoir bleu ciel, fourrageait dans les placards du coin cuisine mais il ne quittait pas Evelyn des yeux.
Cette baignade avait été agréable et, maintenant, assise devant le feu crépitant qui embaumait le pin, enveloppée dans une serviette de bain corail démesurée, la jeune fille, le regard fixé sur les flammes, paraissait beaucoup plus détendue.
— L’alcool est l’une des rares choses que nous ne produisons pas nous-mêmes, lui expliquait David. Nous devons l’importer. Nous consommons surtout de l’eau-de-vie lunaire en provenance de Séléné. D’après ce que l’on dit, ce serait un mélange de vodka artisanale et de carburant pour fusées. Mais je dois avoir quelques bouteilles de vin de la Terre… et un tord-boyaux fabriqué au Tennessee.
Evelyn s’adossa confortablement aux gros coussins qu’elle avait disposés par terre.
— Vous voulez dire que personne ne possède son petit alambic personnel, chez vous ?
— Pas à ma connaissance, répondit David en secouant la tête.
— J’imagine qu’il n’y a pas de voleurs, non plus ?
Il sourit.
— Et pas davantage de percepteurs.
— Eh bien, ça ne m’étonne pas qu’on surnomme Île Un le Petit Paradis !
David finit par mettre la main sur sa cave.
— Ah ! Voilà. J’ai du chablis californien. Ou bien…
— Le chablis ira très bien.
— Seulement, il n’est pas très frais. Je peux le mettre à rafraîchir, si vous voulez.
— Non, c’est inutile.
— Il va aussi falloir penser au dîner, enchaîna David en se mettant en quête de verres. Vous avez le choix : lapin, poulet ou chèvre.
— Chèvre ? répéta Evelyn avec une grimace de dégoût.
— Ne parlez pas sans savoir. Attendez d’y avoir goûté. C’est meilleur que le mouton…
— J’en doute.
— …et, ici, les chèvres sont des animaux très utiles : elles éliminent les déchets, fournissent du lait, du crin et de la viande.
— Je préférerai quand même le poulet.
David sortit du réfrigérateur un verre givré qu’il remplit de vin à l’intention de son invitée, se servit un whisky à l’eau et rejoignit Evelyn devant le feu. Quand il s’accroupit pour lui donner son verre, il sentit la chaleur de l’âtre roussir les poils de son bras nu.
Evelyn prit le verre qu’il lui tendait de la main gauche sans cesser de maintenir de la main droite la serviette serrée autour de son corps. L’idée qu’elle se faisait de la pudeur amusa David qui sourit intérieurement. La sortie de bain qui la couvrait comme un sarong révélait avec générosité une ample surface de peau douce et blanche – les épaules, les bras, les cuisses. Elle a une gorge splendide, songea-t-il en se demandant quel effet cela ferait de l’embrasser.
Mais au lieu de passer à l’acte, il sortit deux rations de poulet du frigo et glissa les plats tout prêts dans le four à micro-ondes dont il régla la pendule.
— Le dîner sera prêt dans une demi-heure, annonça-t-il en s’asseyant sur le sol à côté d’Evelyn.
— C’est si long que ça ?
— Ça pourrait être cuit en trois minutes mais j’avais pensé que vous préféreriez déguster l’apéritif en prenant votre temps.
Une expression bizarre se peignit sur les traits de la jeune fille qui, finalement, ne put se retenir :
— C’est que je meurs de faim, David ! Je n’ai rien mangé depuis ce matin 11 heures.
— Oh ! Je suis désolé. (Il se leva d’un bond.) Si j’avais su que…
— Vous n’avez pas faim, vous ?
— Si, un peu, mais je peux rester longtemps sans manger.
— Eh bien, pas moi.
Il alla couper quelques tranches de fromage et lui ramena par la même occasion un paquet de biscuits. Quand elle se mit à les grignoter, il remarqua que le bruit qu’ils faisaient sous sa dent couvrait le craquement des bûches. Cela aussi l’amusa. La chaleur combinée du feu et du whisky avaient un effet relaxant et il se sentait bien. Il était assez près d’Evelyn pour pouvoir caresser son épaule nue rien qu’en tendant légèrement la main. Assez près pour humer son parfum. Mais il évitait de la toucher. Impossible de deviner comment elle réagirait.
Très vite, il se retrouva allongé sur le dos en train de lui parler de son travail de prévisionniste.
— Alors, cela n’a rien à voir avec la prévision météorologique ? fit-elle.
— Absolument rien. Le prévisionnisme – tel que j’entends le pratiquer – consiste à déterminer toutes les tendances économiques, sociales, technologiques afin de prédire l’avenir – en détail. De manière assez détaillée, en tout cas, pour que le pronostic soit utilisable.
— Utilisable pour qui ?
David haussa les épaules.
— Pour tous ceux que cela intéresse. Le directoire, sans doute.
— Quel directoire ?
— Le groupe qui est propriétaire d’Île Un. Les cinq plus grandes multinationales de la Terre qui se sont associées en cartel pour construire l’Île.
— Ah oui… et le Gouvernement mondial a essayé de les convaincre de renoncer à la possession de la colonie et à la restituer aux peuples de la Terre.
— Il n’y a guère de chance pour que le directoire en fasse cadeau au G.M. dans la mesure où il contrôle l’énergie que le satellite solaire que nous avons édifié fournit à la Terre.
— Hmm.
Evelyn appuya sa joue sur sa main. La blancheur de son bras nu ressortait sur les motifs bariolés du somptueux coussin oriental sur lequel elle était à demi étendue.
— Êtes-vous un bon prévisionniste ? Est-ce que vos prédictions se réalisent ?
— Je n’ai pas encore commencé à en faire. Pas pour l’usage public. J’essaie de comprendre la nature de toutes les forces en jeu. Après, les prévisions viendront tout naturellement. Comme la pluie qui tombe.
Evelyn haussa un sourcil.
— Mais vous devez sûrement en avoir fait quelques-unes… de temps à autre ?
— Euh… oui, quelquefois.
— Lesquelles, par exemple ?
David réfléchit un instant.
— Eh bien, l’année dernière, j’ai déterminé avec une marge d’erreur d’un demi pour cent le montant du produit régional brut de l’Europe de l’Ouest, de l’Eurasie, du Moyen-Orient et de l’Amérique du Nord. L’écart a été un peu plus important pour la Chine et l’Asie du Sud-Est. Je n’ai fait de prévisions ni pour l’Amérique du Sud ni pour l’Afrique. Il y a trop d’agitation politique, là-bas.
— Ce n’est pas rigolo-rigolo !
— Mais c’est important.
— J’imagine.
— Il est indispensable de connaître le R.R.B. à l’avance si l’on veut établir des plans de développement régional efficaces.
— Faites-moi une prévision, demanda Evelyn en tiraillant sur l’ourlet du peignoir de David. Mais plus intéressante.
Il vida le fond de son verre.
— Eh bien, compte tenu du rythme de construction des satellites solaires que fabrique Île Un, nous serons en mesure d’alimenter en énergie tout l’hémisphère Nord en…
— Oh non ! Vos chiffres et vos statistiques, vous pouvez les garder ! C’est une prévision politique que je veux.
— La politique, c’est la bouteille à l’encre. Il y a trop de variables.
— Mais c’est essentiel. Comment voulez-vous obtenir des prédictions exactes si vous ne faites pas intervenir les facteurs politiques ?
— Vous avez raison.
— Vous avez réfléchi à la prévision politique, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Comment procédez-vous ? Vous fourrez toutes les données dans l’ordinateur ?
— Les ordinateurs jouent effectivement leur rôle.
— Qu’est-ce qu’ils disent de la situation politique ?
Il la regarda. Elle lui souriait. Les reflets des flammes dansaient sur ses épaules nues et sur ses longs cheveux blonds.
— Eh bien, on assiste actuellement à une réaction anti-Gouvernement mondial généralisée. Le mouvement est encore faible et manque d’organisation mais il y aura bientôt une éruption violente. Cela commencera en Amérique latine. Après, je pense que ce sera au tour de l’Afrique. Un certain nombre de nations essaieront de faire sécession…
— Mais elles ne peuvent pas !
— Si. À condition qu’elles soient assez fortes et que les facteurs voulus soient réunis.
— Quels facteurs ?
David hocha la tête.
— J’aimerais le savoir. C’est justement ce que je cherche à découvrir. Il existe évidemment un rapport de cause à effet entre le revenu par tête d’habitant et la stabilité politique mais c’est beaucoup plus compliqué que ça. Il semblerait que les phénomènes météorologiques aient des conséquences sur la stabilité politique, surtout dans les pays pauvres où un ouragan peut détruire toute la récolte d’une année…
— Mais le Gouvernement mondial ne laissera sûrement pas des nations rompre leur allégeance. On en reviendrait à la situation d’autrefois, du temps des Nations Unies.
— Le G.M. n’a aucun moyen de les en empêcher à moins de leur déclarer la guerre.
— Mais les consortiums les laisseront-ils proclamer leur indépendance ? Avec les sommes fabuleuses qu’ils ont investies dans des pays comme l’Argentine ou le Brésil… sans compter l’Afrique ?
David sursauta.
— Les consortiums ? Ils ne se mêlent pas de politique.
— Allons donc !
— Marginalement, peut-être. Mais le Gouvernement mondial ne leur permettra jamais d’acquérir une puissance politique capable d’être une force…
La sonnette du four retentit.
— Je crois qu’il faut passer à table.
Evelyn n’abandonna la discussion qu’à contrecœur.
— Je devrais peut-être me rhabiller, non ?
— Vous savez, ce n’est pas un dîner protocolaire, dit David railleur.
— Mes vêtements sont là-dedans ? fit-elle en tendant le doigt vers la machine à nettoyer.
Il alla les récupérer et, tandis qu’Evelyn disparaissait dans la salle d’eau, il mit le couvert et sortit une bouteille de vin blanc du Chili. Il était en train d’apporter les assiettes fumantes quand la jeune fille revint, habillée de pied en cap. Il la fit s’asseoir et servit le vin. Ils trinquèrent et Evelyn se jeta voracement sur son assiette. Elle mange comme… comme un vautour, songea David qui la regardait faire.
Elle tenta à plusieurs reprises de ramener la conversation sur les prévisions mais, chaque fois, David changea de sujet. Il méditait sur le poids politique que représentaient les consortiums. Le directoire a la haute main sur toute l’énergie fournie par les satellites solaires, c’est un fait. Et cela constitue une force politique. Comment ne m’en étais-je pas rendu compte plus tôt ? Je suis stupide. Pas étonnant si le Dr Cobb essaie de me faire changer de métier !
— C’est délicieux, dit Evelyn, un peu agacée par le silence de David.
— Vous savez, je n’ai rien fait de plus que régler le thermostat du four. Ce sont des plateaux dîners préemballés. On va les chercher dans les magasins des villages.
Et comment des rebelles comme les révolutionnaires d’Amérique latine se procurent-ils leurs armes et leurs munitions ? Si les consortiums voulaient affaiblir le Gouvernement mondial…
Evelyn contemplait sa cuisse de poulet d’un air admiratif.
— Il y a longtemps que je n’ai pas vu quelque chose d’aussi succulent dans la joyeuse Angleterre, c’est moi qui vous le dis.
David fit un effort pour lui donner la réplique.
— Nous n’avons que des produits frais, sans préservateurs ni autres cochonneries. C’est faisable quand on n’a affaire qu’à une petite population.
— Cela ne vous gêne pas de vivre aussi bien alors que, sur la Terre, des milliards de gens ont faim et sont dans la misère ? demanda-t-elle en s’essuyant la bouche avec sa serviette.
— Je ne sais pas. Je n’ai jamais tellement pensé à ça.
— Vous devriez.
— Et vous ? riposta David. Ça ne vous gêne pas de venir vous installer ici en abandonnant ces milliards d’affamés et de misérables à leur sort ?
Elle le dévisagea un instant. Il y avait de la surprise dans les profondeurs océaniques de ses yeux. Enfin, elle baissa la tête sur son assiette et murmura :
— Oui, sans doute, cela devrait me gêner.
Il tendit le bras par-dessus la table et lui prit la main.
— Allons ! Je vous taquinais seulement.
— Ce n’est pas très drôle, vous ne trouvez pas ?
— Écoutez ! Nous faisons des choses formidables, ici, des choses qui rendront des services considérables à la Terre. Nous construisons des satellites solaires…
— Pour fournir de l’énergie à ceux qui ont les moyens de la payer.
David reposa sèchement sa fourchette.
— Il faut bien que quelqu’un paie les frais de construction et de fonctionnement. Figurez-vous que les satellites ne se fabriquent pas tout seuls.
— Total, les riches deviennent encore plus riches tandis que les pauvres continuent de crever de faim.
Il n’y a pas moyen de discuter avec cette fille !
— Et les travaux de biologie moléculaire que nous effectuons sur Île Un ? On est en train de créer des bactéries spécialisées qui fixeront l’azote des plantes céréalières comme le blé et l’orge. Il n’y aura plus besoin de fertilisants. Les cultures vivrières reviendront meilleur marché et le rendement sera amélioré. Et cela fera baisser la pollution…
— Ce seront les grosses et riches exploitations en société qui en bénéficieront en premier lieu et elles pourront ainsi étrangler les petits paysans individuels. La disette sera encore aggravée dans les pays sous-développés.
— Vous êtes têtue !
— Et vous, vous n’avez jamais mis les pieds sur la Terre. Vous n’avez jamais vu la pauvreté, la faim, le désespoir.
David ne trouva rien à répondre.
— Vous devriez y aller, insista Evelyn. Faire un tour en Amérique latine, en Afrique ou en Inde, histoire de voir comment les gens meurent de faim dans les rues.
— Je ne peux pas. On ne me laisserait pas partir.
— Qui ça, « on » ?
— Le Dr Cobb, fit-il avec un haussement d’épaules. C’est lui qui prend toutes les décisions.
— Le Dr Cobb ? Pourquoi vous empêcherait-il de visiter la Terre ? Il ne peut pas vous retenir…
— Oh mais si !
J’ai eu tort de parler de lui. David se sentait brusquement désemparé. Maintenant, elle va vouloir tout savoir.
— Expliquez-moi un peu comment il pourrait vous interdire de quitter Île Un ! Vous êtes un citoyen libre, vous avez des droits !
Il leva la main.
— C’est une longue histoire et je ne peux vraiment pas entrer dans les détails.
La soudaine expression de colère d’Evelyn fit place à la simple curiosité.
— Voulez-vous dire qu’il s’agit d’informations confidentielles ? Ou d’une sorte de secret des consortiums que Cobb vous a fait jurer de ne pas dévoiler ?
— Je ne peux pas parler de ça.
— Vraiment ?
— Je suis très content, vous savez. Je n’ai à me plaindre de rien. Je mène une vie très agréable, vous aviez raison de le souligner. Trop agréable, peut-être. Mais je regarde les nouvelles à la télé et mes recherches prévisionnelles m’obligent évidemment à me tenir au courant de tout ce qui se passe sur la Terre.
— Ce n’est pas pareil. Les données économiques et les rapports techniques, c’est bien joli mais ce n’est pas la même chose qu’être sur le terrain.
— Je sais. Peut-être qu’un jour…
Evelyn préféra ne pas insister, à la grande satisfaction de David, et ils achevèrent le repas en silence.
— Il va falloir que je rentre, annonça la jeune fille tandis qu’il mettait les assiettes dans le panier du lave-vaisselle. J’ai eu une journée longue et fatigante et mes parcours d’orientation commencent demain.
Vous pourriez rester là, fit David dans son for intérieur. Mais il dit tout haut :
— D’accord. Je vous raccompagne.
Il alla se changer dans la salle d’eau. Quand il en ressortit avec un short propre et un pull, Evelyn lui demanda de but en blanc :
— On ne va pas refaire tout le chemin à pied, j’espère ?
Elle avait l’air presque terrifiée et il s’esclaffa :
— Non, n’ayez pas peur. J’ai ma bécane.
Elle poussa un intense soupir de soulagement et prit son sac. David sourit et s’effaça pour la laisser passer.
Dehors, il faisait nuit. Les miroirs solaires n’étaient plus dirigés sur les sabords du cylindre et quand la porte se fut refermée avec un déclic, David et Evelyn se trouvèrent plongés dans les ténèbres.
— Il n’y a pas d’étoiles, murmura la jeune fille. Je ne vois strictement rien.
David la prit par le bras.
— Ne vous en faites pas. Votre vision sera accoutumée dans une minute. (Ils se turent. Enfin, le garçon reprit la parole :) Vous voyez ? À gauche, un peu en haut… ce sont les lumières d’un village. Et juste au-dessus de votre tête, il y a une voie commerçante. Votre résidence est par là, plus bas.
— C’est… oui, je vois.
La voix d’Evelyn était désincarnée, vacillante, nerveuse. David se mit en devoir de la rassurer :
— Il y a des gens qui ont inventé des constellations à partir des lumières qui sont au-dessus de nous en les reliant par des lignes imaginaires qui dessinent des figures. Et il y a même eu un dingue qui s’en est servi pour tirer des horoscopes !
Elle ne rit pas.
— Restez là et ne bougez pas. Je vais chercher le cyclo. Il est à deux pas.
— D’accord.
Mais Evelyn ne manifestait pas une assurance débordante.
David contourna son « rocher » et actionna la commande d’ouverture du garage. N’y aurait-il donc pas d’obscurité réelle sur la Terre ? J’avais toujours cru que la nappe de smog au-dessus des villes est si dense que l’on ne voit jamais les étoiles. La porte de la remise coulissa et ses murs fluorescents s’illuminèrent. Evelyn se précipita vers cette pâle lueur tandis que David sortait la cyclette de cette espèce d’étroit cagibi.
— Il n’y a qu’un seul siège, l’avertit-il. Il va falloir que vous montiez derrière et que vous vous accrochiez ferme.
— Je préfère cela à la marche à pied.
Il se mit en selle et l’aida à s’installer. Elle dut relever sa jupe qui lui arrivait à la hauteur des genoux pour enfourcher la machine.
— Vous êtes prête ?
Elle se cramponna à la taille de David. Il n’y avait rien d’autre pour se retenir. « Prête. » Son souffle caressa la nuque du garçon.
Il tira sur le démarreur et le moteur électrique commença à ronronner. Empoignant le guidon à deux mains, il embraya et l’engin se mit à rouler le long du sentier dont ils avaient fait l’ascension quelques heures plus tôt.
— Vous ne refermez pas le garage ?
— Pas la peine, répondit David en haussant un peu la voix pour que le sifflement du vent qui le giflait ne la couvre pas. Je vous ai dit qu’il n’y a pas de voleurs, ici.
— Évidemment, rétorqua-t-elle. On se demande bien pourquoi il y en aurait.
La bécane n’allait pas très vite mais c’était bon de rouler, de sentir la caresse de la brise, les bras d’Evelyn autour de sa taille, sa joue contre la sienne. David gardait le silence, le moteur vrombissait, le phare projetait une flaque de lumière sur le paysage enténébré.
Sur une impulsion subite, David quitta soudain le chemin et s’engagea sur une piste cahoteuse.
— Il faut absolument que je vous montre quelque chose, lança-t-il à Evelyn sans se retourner. Vous avez eu l’air tellement déçue de ne pas voir d’étoiles !
— Mais je dois rentrer.
— Nous n’en aurons que pour une ou deux minutes.
Le sentier grimpait ferme, c’étaient de vraies montagnes russes et David était obligé de faire des zigzags. Il aurait pu s’épargner ces tours et ces détours et filer tout droit : il lui aurait suffi de mettre la batterie de réserve en service. Mais pas la nuit. Et surtout pas avec un passager qui risquait d’être éjecté.
Ils finirent par arriver en terrain plat et ils aperçurent le lampadaire solitaire de l’aire de parcage devant lequel David arrêta son cyclo, car il se rappelait l’appréhension d’Evelyn dans l’obscurité. Il dégagea la béquille et aida la jeune fille à descendre.
— Par ici, dit-il en la guidant vers l’épais obturateur métallique de la bulle d’observation.
Il n’y avait évidemment pas de lumière à l’intérieur pour éviter les reflets sur les parois de plastoverre qui auraient empêché de voir. Ils entrèrent. David referma le panneau et la lueur chétive du lampadaire s’évanouit.
Evelyn exhala une exclamation étranglée. Pour la seconde fois.
C’était comme si l’on était au cœur de l’espace. La bulle était en saillie telle une cloque sur la surface du massif cylindre de la colonie et ses parois transparentes les enveloppaient intégralement. On aurait dit que rien ne s’interposait entre eux et les étoiles.
Evelyn tendit le bras en chancelant et David la serra contre lui.
— J’ai cru que je tombais, fit-elle dans un souffle, interloquée.
— La gravité est très faible, ici, expliqua David sans la lâcher.
— Seigneur ! C’est… stupéfiant ! Grandiose ! Ces étoiles… il doit y en avoir des millions !
David aurait pu lui donner le chiffre exact – il lui aurait suffi d’interroger son communicateur – mais il garda le silence. Il regardait l’univers, les astres qui étincelaient, poussière de diamants saupoudrant la nuit infinie de l’éternité, et il essayait de voir ce spectacle avec les yeux d’Evelyn. En vain. Mais il sentait s’accélérer le pouls de la jeune femme et son propre cœur battait plus vite.
— Elles bougent ! Elles tournent !
— C’est nous qui tournons. La colonie est animée d’un lent mouvement de rotation afin de maintenir une certaine force de gravité. C’est cela qui donne l’impression que les étoiles tournent autour de nous.
— Comme c’est étrange…
Il sourit dans l’obscurité.
— D’ici une ou deux minutes, la Lune va se montrer.
Elle se leva dans toute sa majesté. Elle était presque à son plein et sa lumière froide baignait le dôme, éclairant le visage d’Evelyn qui, le sourire aux lèvres, paraissait en proie à une intense surexcitation.
— Mais elle n’a pas le même aspect ! s’exclama-t-elle. Elle a la même taille mais elle a l’air différente.
— Nous sommes à la même distance de la Lune que l’est la Terre. C’est pour cela qu’elle semble avoir le même diamètre apparent.
— Mais on ne voit pas l’Homme de la Lune !
— Parce que notre angle de vision est dévié de soixante degrés par rapport à celui que l’on a sur la Terre. Nous voyons des régions de la surface lunaire qui sont invisibles de la planète. Regardez… cette espèce de gros œil-de-bœuf, en bas. C’est la Mer Orientale. Au-dessus, à droite, tout près de l’équateur, c’est le cratère de Kepler. Et, tout à côté, vous avez Copernic. On ne peut pas les voir tous les deux en même temps depuis la Terre.
— Qu’est-ce que c’est que ces points lumineux ?
— Les mines ouvertes de l’Océan des Tempêtes. C’est de là que viennent tous les matériaux de base de la colonie.
— Où est Séléné ?
— Elle est trop loin vers l’est, on ne peut pas la distinguer. D’ailleurs, il n’y aurait pas grand-chose à voir : elle est presque entièrement souterraine.
— Oh !
Evelyn semblait désappointée.
— Le Dr Cobb a choisi le site L4 pour la colonie parce qu’il tenait à avoir vue sur la Mer Orientale. D’après lui, c’est la plus belle formation du sol lunaire.
— Il est certain que c’est… impressionnant.
— Jadis, il y a des années de cela, quand on a commencé à penser à construire des colonies dans l’espace, on supposait qu’elles seraient installées sur le site L5, de l’autre côté de la Lune. Mais le Dr Cobb a persuadé le directoire d’édifier Île Un en L4 – pour des raisons d’ordre purement esthétique.
Evelyn lui sourit :
— Et ces espèces d’usuriers véreux qui constituent le directoire se sont rendus à ces arguments… esthétiques ?
David se mit à rire.
— Non, mais le Dr Cobb leur a fait valoir qu’en jetant leur dévolu sur la position L5, ils auraient vue sur l’autre face de la Lune qui est non seulement un panorama sinistre mais qui est, en outre, émaillée de configurations géographiques baptisées de noms russes comme le cratère de Tsiolkovsky et la Mare Moscoviens. Et le directoire est encore suffisamment anticommuniste pour se laisser influencer par des raisons aussi ineptes.
— Je n’en suis pas autrement étonnée.
La Lune glissait sereinement dans l’espace sous leurs yeux et David indiqua à Evelyn des sites qui n’avaient guère de signification pour elle : le « coin des physiciens » regroupant les cratères Einstein, Roentgen, Lorentz et quelques autres, les nervures brillantes de Tycho, les montagnes raboteuses à l’éclat éblouissant, la sombre et plate étendue de l’Océan des Tempêtes qui venait lécher le pied des cimes.
Finalement, la Lune disparut et le dôme se retrouva plongé dans le noir. Il n’y avait plus que les étoiles.
David serra Evelyn dans ses bras et l’embrassa. Elle s’abandonna à son étreinte, le souffle coupé, puis le repoussa doucement.
— Il faut vraiment que je rentre.
Elle avait presque l’air de s’excuser.
David eut fugitivement la tentation de pousser son avantage mais, au lieu d’insister, il s’entendit dire :
— Très bien. Retournons au cyclo.
— C’était beau, David. Merci.
— Merci, fit-il à son tour en ouvrant le panneau.
— Merci de quoi ?
Elle était étonnée.
— D’avoir apprécié.
Ils se mirent en marche. Evelyn frissonnait.
— Vous avez froid ?
Elle secoua affirmativement la tête en se pelotonnant sur elle-même.
— Je croyais vous avoir entendu dire qu’il ne faisait jamais froid chez vous.
Ils étaient arrivés au cyclo.
— Il ne fait pas froid. Mais prenez ça. (Il sortit de la sacoche un poncho en peau de chèvre.) Mettez ce vêtement. Il ne faudrait pas que vous vous enrhumiez dès la première nuit !
Elle enfila le poncho.
— Et vous ?
— Je ne m’enrhume jamais. Je suis immunisé.
— Immunisé ?
David confirma d’un hochement du menton tout en actionnant le démarreur.
— On m’a rendu invulnérable à toutes les maladies connues.
La machine roulait. Evelyn, cramponnée au torse musclé de David, le visage collé sur son dos puissant, se disait : Oui, c’est bien lui. Tout ce que j’ai à faire, c’est de m’arranger pour qu’il se déboutonne, qu’il parle librement. Elle se frotta la joue contre l’omoplate de David. Cela devrait être amusant tout plein !
Quand ils furent parvenus au village où étaient installés les services administratifs et les logements, David arrêta sa mécanique sous un lampadaire pour que la jeune fille fouille dans son sac à la recherche du papier portant sa nouvelle adresse – son adresse définitive.
— Ils m’ont vidée du pavillon de quarantaine ce matin même, tambour battant, pour m’expédier là, expliqua-t-elle en fourrageant dans le mystérieux assortiment d’impedimenta que contenait ledit sac, et avant même que j’aie eu le temps de reprendre mon souffle. Cobb m’a appelée… Ah ! la voici !
David prit connaissance de l’adresse et du numéro de l’appartement et se remit en route. Deux rues plus loin, il fit halte devant un gracieux bâtiment de quatre étages au toit plat hérissé de balcons qui paraissaient flotter dans l’air. Les fenêtres des maisons du village étaient allumées mais il n’y avait pour ainsi dire pas un chat dans les rues calmes bien que, par rapport aux usages de la Terre, il fût encore très tôt.
En silence, Evelyn suivit David dans le hall d’entrée de l’immeuble. Elle lui sourit quand, dans l’ascenseur, il appuya sur le bouton du second.
Elle ouvrit la porte de son appartement en effleurant la plaque d’identification du bout des doigts.
— Voulez-vous un peu de thé ou je ne sais quoi d’autre ? Je n’ai aucune idée de ce qu’il y a comme denrées dans la cuisine.
— Probablement du café. Nous produisons notre propre café, vous savez.
— Cela ne m’étonne pas.
Elle ôta le poncho qu’elle lança à la volée sur le divan et tendit le doigt vers les sacs de voyage posés devant la porte béante de la chambre.
— Je n’ai même pas encore eu le temps de déballer mes affaires.
David remarqua néanmoins que le lit était fait. Prêt à être occupé immédiatement.
— Excusez-moi un instant, voulez-vous ? (Elle entra dans la chambre. Quand elle en ressortit quelques instants plus tard, elle souriait.) Vous aviez raison. Il y a bien un récureur à ultrasons dans les toilettes mais ni baignoire ni douche.
— Ils vous ont sûrement prévenue pendant votre briefing.
— Je n’y ai sans doute pas fait attention.
David s’assit sur le divan et replia le poncho tandis qu’Evelyn s’occupait du café. C’était un petit studio, le logement classiquement attribué aux nouveaux arrivants : une chambre, un living, une kitchenette, une salle d’eau. Spartiate. Quand même, il bénéficiait d’un balcon et de fenêtres qui donnaient sur de la verdure. Mais c’était la même chose pour tout le monde.
Avant même que David s’en fût rendu compte, Evelyn s’était assise à côté de lui et ils bavardaient en sirotant le café.
— Vous ne souffrez pas de la solitude ? lui demandait-elle. Les autres peuvent aller sur la Terre rendre visite à leurs amis et à leur famille quand ils le veulent. Mais être coincé ici en permanence, ça ne doit pas être drôle tous les jours.
— Ce n’est pas tellement épouvantable. J’ai des amis.
— Votre famille habite-t-elle aussi la colonie ?
Il secoua la tête.
— Je n’ai pas de famille.
— Ah bon ? Elle est restée sur la Terre ?
— Non. Je… je n’ai personne.
— Vous êtes seul au monde ?
— Franchement, je n’ai jamais envisagé les choses sous ce jour mais, au fond, c’est vrai. Je suis seul au monde.
Evelyn demeura un moment sans parler. On dirait une petite fille effrayée, se dit David.
— Moi aussi, je me sens très seule, reprit-elle doucement. C’est… terrible d’être loin des miens, de tous mes amis.
Elle leva son visage vers lui et David l’embrassa. Elle resta quelques instants immobile, serrée contre lui, puis ses lèvres s’ouvrirent et, soudain, elle ne fut plus que passion déchaînée. Son corps se nouait à celui de David qui l’étreignit de toutes ses forces. Ils tombèrent sur le divan à la renverse, allongés côte à côte, et il entreprit de faire glisser sa robe.
— Pas comme ça, murmura-t-elle, un soupçon de rire dans la voix.
Elle se dressa sur son séant tandis qu’il caressait ses jambes souples et lisses et ôta sa robe. Une brève contorsion des hanches et elle fut nue. David commença à déboutonner sa chemise à son tour.
— Tss Tss ! chuchota-t-elle. (Elle l’embrassa à nouveau.) Laisse-moi faire. Étends-toi et ferme les yeux.
Il lui fallut beaucoup plus de temps pour le déshabiller qu’elle n’en avait mis à se dévêtir elle-même mais David n’y trouvait rien à redire. Il sentait sur lui les mains de la jeune fille, son corps, sa langue, la caresse de son épaisse chevelure sur ses cuisses. Il tendit les bras et l’attira à lui. Elle l’enfourcha comme elle avait enfourché la bécane et il explosa en elle.
À présent, il était dans la chambre. Sous un drap léger. Allongée près de lui, le menton dans la main, elle effleurait la poitrine de David du bout des doigts de sa main libre.
— Je crois bien que je me suis endormi, balbutia-t-il.
— Hm-mmm.
Elle se pencha sur lui pour l’embrasser. David répondit du tac au tac et ils refirent l’amour.
Ils étaient l’un contre l’autre. David regardait fixement le plafond qui se perdait dans l’ombre.
— Tu n’as plus peur du noir, maintenant ? fit-il.
— Non. C’est bon. Je te sens contre moi. Je ne suis pas seule.
— Je parie que tu ne dormais jamais sans ton ours en peluche quand tu étais petite.
— Bien sûr. Pas toi ?
— J’avais un terminal près de mon lit. Et, en face de moi, un écran mural. Mais je connais très bien les ours en peluche grâce à mes lectures.
— Tu as toujours été seul ?
— Oh ! je n’étais pas réellement seul. Il y avait toujours des tas de gens autour de moi… des amis, le Dr Cobb…
— Mais tu n’avais pas de famille ?
— Non.
— Pas même une mère ?
Il tourna son visage vers elle. Il n’était pas possible de distinguer l’expression d’Evelyn dans l’obscurité. Il ne discernait que le reflet lunaire de ses cheveux et la courbe d’une épaule nue.
— Je n’ai pas le droit de parler de ça, Evelyn, répondit-il d’une voix lente. Ils ne veulent pas donner matière à de grands articles à sensation avec mon histoire. Les médias se précipiteraient comme un essaim de mouches.
— Tu es le bébé éprouvette.
David laissa échapper un soupir.
— Alors, tu es au courant ?
— J’avais des soupçons. Sur la Terre, je travaillais dans la presse. Il y a des années que la rumeur circule.
— Je suis le résultat d’une sorte d’expérience génétique. Je ne suis pas né comme on naît habituellement. Ma gestation a eu lieu dans le laboratoire de biologie de la colonie. Je suis le premier – et le seul – bébé éprouvette au monde.
Evelyn resta longtemps silencieuse. David attendait qu’elle dise quelque chose, qu’elle le harcèle de questions. Mais non. Rien. Finalement, il lui demanda :
— Est-ce que cela t’embête ? Je veux dire…
Elle lui caressa la joue.
— Mais non, cela ne m’embête pas, grosse bête ! Je me demandais seulement… pourquoi t’ont-ils fait ça ?
Il lui raconta toute l’histoire par bribes. Sa mère appartenait à l’équipe technique qui avait construit Île Un. Elle était morte accidentellement, la poitrine broyée par une plaque d’acier d’une masse inexorable, bien que sans poids, qui s’était désarrimée tandis qu’elle la guidait pour la mettre en place sur la coque extérieure du cylindre.
Avant de mourir, elle avait pu faire savoir au médecin qu’elle était enceinte de deux mois et elle les avait suppliés de sauver le bébé. Elle n’avait pas eu le temps de leur dire qui était le père.
L’équipe biologique était déjà à l’œuvre dans l’un des premiers modules spécialisés de la colonie. Elle avait repris les recherches sur l’A.D.N. que les draconiennes restrictions budgétaires imposées par les pouvoirs publics et l’épouvante absurde de la population qui, hantée par le spectre de Frankenstein, saccageait les laboratoires, avaient étouffé sur la Terre. La colonie était encore loin d’être achevée mais les biologistes avaient bricolé une matrice en plastique pour y placer le fœtus et avait commandé les équipements nécessaires pour qu’il survive.
Le Dr Cyrus Cobb, l’anthropologue à la poigne de fer qui venait d’être nommé directeur de la colonie – à la stupéfaction de tout le monde sauf du directoire et de lui-même – avait passé au peigne fin tous les labos dépendant dudit directoire et réquisitionné le matériel et des spécialistes indispensables. Et le bébé inconnu que personne n’avait réclamé était devenu le grand chouchou des chercheurs.
Les biochimistes l’avaient alimenté. Les généticiens moléculaires avaient testé ses gènes et leur avaient apporté des améliorations dont personne n’avait jamais rêvé. Quand il était « né », le bébé était aussi sain et aussi génétiquement parfait que le permettait la science moderne.
Ces expériences étaient strictement illégales – ou, du moins, extralégales – sur la Terre mais sur la colonie encore en cours d’édification, il n’existait d’autre loi que celle du directoire et elle était souverainement appliquée par Cyrus Cobb qui régnait en maître avec une autorité d’airain et une volonté d’acier. Ayant fait en sorte que le nouveau-né fût physiquement sans défauts, il était, en un second temps, passé à son éducation en commençant dès le premier âge.
— Alors, tu n’as jamais eu ni mère ni père ? demanda Evelyn à mi-voix.
Son souffle chatouillait l’oreille de David qui haussa les épaules sous le drap.
— Je n’ai pas connu ma mère, évidemment. Mais le Dr Cobb a été le meilleur des pères.
— Je suis quand même sûre que…
— Non, c’est vrai. C’est un homme merveilleux. Et je me demande même parfois si… s’il n’est pas mon vrai père. Mon père biologique, je veux dire.
— Ce serait effarant !
— Pour toi, peut-être. Moi, cela me paraît tout à fait normal.
— Mais tu n’as jamais eu de parents proches. Ni sœurs, ni frères, ni…
— Donc, pas de querelles de famille, pas de conflits fraternels. Et toute la communauté scientifique de la colonie était là pour me choyer. Une vraie mère poule ! Je suis toujours un peu sa mascotte et un peu le premier de la classe.
— Sa propriété, plutôt.
— Je ne lui appartiens pas.
— Mais ils ne te laissent pas quitter la colonie, ils t’interdisent d’aller sur la Terre.
David réfléchit, se remémorant toutes les raisons que Cobb lui avait données. Il n’a pas agi par cruauté. Il n’a jamais été cruel envers moi !
— C’est que, comprends-tu, je suis encore un élément très important pour le progrès scientifique. Et un élément… sur pied. Ils continuent de m’étudier pour voir ce qu’a donné leur travail. Il leur est nécessaire de me suivre jusqu’à ce que j’atteigne ma maturité complète afin de savoir…
— Pour ça, tu n’as pas de souci à te faire ! l’interrompit-elle en lui tapotant la cuisse. En ce qui concerne ta maturité, je peux, en tout cas, apporter mon témoignage. Je suis bien placée pour ça.
David se mit à rire.
— Oui, mais il y a d’autres complications. Sur la Terre, je n’ai pas de statut légal. Je ne suis citoyen d’aucun pays. Je ne suis inscrit nulle part, je n’ai jamais payé d’impôts…
— Tu peux devenir citoyen du Gouvernement mondial, répliqua fermement Evelyn. Il suffit de signer une demande.
— C’est vrai ?
— Dame !
Il essaya de s’imaginer sur la Terre, à Messine, la capitale du Gouvernement mondial.
— Peut-être, mais quand les médias auront découvert qui je suis, on me regardera comme un monstre.
Ce ne fut qu’après un interminable silence qu’Evelyn chuchota d’une voix presque inaudible :
— C’est exact.